Kant et Swedenborg
Kant commença sa carrière philosophique en écrivant en 1755 un livre "Histoire générale de la nature et théorie du ciel" puis y renonce, non pas, comme l'a prétendu Jules Vuillemin ("Physique et métaphysique kantiennes", PUF, 1955) parce qu'il lui manquait des éléments scientifiques sur la chaleur, mais parce que, comme il l'écrit en 1766 dans son "Rêves d'un voyeur d'esprits expliqués par des rêves de la métaphysique", parce que cette théorie lui semble aussi délirante que celles du médium Swedenborg (1688- 1772) dont les thèses parurent entre 1749 et 1756 "Arcana caelestia". Swedenborg y exposait le caractère uniquement apparent de la nature (Monique David-Ménard, "La Folie dans la raison pure", Vrin, 1990 - un livre qui ne rend pas complètement justice à l'ampleur du revirement du philosophe sur les prodiges du médium). Kant ne se contente pas de récuser l'occultisme. Dans "Rêves d'un voyeur" il admet que la pathologie des occultiste pourrait avoir pour cause des esprits réels, puis fait volte-face et revient à une causalité physiologique" de l'occultisme, puis, conscient du caractère dogmatique et indémontrable de la seconde hypothèse conclut sur la philosophie comme critique (de sorte que c'est à la confrontation avec Swedenborg et non à Hume que Kant doit l'invention de son criticisme). Impressionné par le fait que l'homme ignore les esprits et le visionnaire ignore la nature, Kant s'était penché de près sur le livre de Swedenborg au point de ne pouvoir signer son "Rêves d'un voyeur" malgré le ton railleur à l'égard de l'occultisme qu'il emploie. Dans une lettre à Moïse Mendelssohn (8.4.1776) il reconnaît sa fascination pour Swedenborg, mais il y a des éléments encore plus percutants sur l'adhésion de Kant aux prodiges du mage suédois, éléments que tous les livres de la seconde moitié du XXe siècle ont passé sous silence.
En décembre 1911 dans la revue "La Femme" p. 179, on pouvait lire sous la plume de Mme Marie d'Abbadie d'Arrast (membre du comité de l'Oeuvre protestante des prisons et du Conseil national des femmes françaises) :
Svedenborg a eu des songes et des visions plus dignes d'attirer notre attention que les rêves enfantins et bizarres des pauvres filles dont nous saluons la mémoire. Svedenborg n'était ni un simulateur, ni un homme d'intelligence ordinaire. Sa clairvoyance paraît avoir été surprenante et indéniable. Le philosophe Kant (1) rapporte de lui le fait suivant, je cite la page : « M. de Svedenborg, revenant d'Angleterre, prit terre à Gothembourg. M. William Gastel l'invita chez lui le samedi soir en même temps qu'une société de quinze personnes. Ce soir-là, à six heures, M. de Svedenborg, qui était sorti, rentra pâle et consterné au salon, il dit qu'un grave incendie venait d'éclater à Stockholm et que le feu s'étendait rapidement. Or, Gothembourg est situé à 400 kilomètres environ de Stockhom. Il était inquiet et sortit plusieurs fois, indiquant la marche du désastre. A 8 heures, après être sorti de nouveau, il s'écria tout joyeux : « Dieu soit loué ! L'incendie s'est éteint à trois portes de ma maison. » Mandé devant le gouverneur de la ville, Svedenborg décrivit exactement l'incendie de telle sorte que toute la ville en fut informée. Le surlendemain, c'est à dire le lundi soir, un estafette arriva à Gothembourg, confirma de point en point le fait de seconde vue de Svedenborg. » Kant a admis ce fait extraordinaire comme certain. M. Edouard Schuré (2) répond : "On peut discuter sur la réalité objective des visions de Svedenborg, mais on ne peut douter de sa seconde vue attestée par une multitude de faits." ».
(1) "Svedenborg" par le pasteur Charles Byse, p. 115. Lausanne, eds Georges Bridel, 1911. Il s'agit de l'incendie du 19 juillet 1759 que Kant situe à tort en 1756 "Le fait suivant me paraît avoir entre tous la plus grande force démonstrative, et certainement il coupe court à tous les doutes imaginables" aurait écrit Kant. Byse se réfère à deux correspondances de Kant dont une qu'il dit traduire mot à mot mais dont il ne mentionne pas la date et une seconde quatre ans plus tard à Mlle Charlott de Knobloch devenue en 1763 ou 1764 baronne de Klingshorn, dont une serait reproduite partiellement dans la "Children's encyclopedia" (Byse p. 17). Il estime que c'est ensuite sous la pression de ses pairs que Kant aurait mis en doute dans une "brochure brumeuse" (le "Rêves d'un voyeur d'esprits expliqués par des rêves de la métaphysique" de 1766) les dons du médium. Il semble que Kant ait aussi fait allusion à un deuxième prodige de Swedenborg arrivé à Mme de Marteville à propos d'une quittance de son défunt premier mari (racontée par courrier de son second époux d'Eiben) et d'un troisième à propos de la reine Louise-Ulrique, soeur de Frédéric le Grand de Prusse, en 1761 (mais Byse cite Kant mot en mot sans préciser la source, on peut supposer que c'est dans le "Rêves d'un visionnaire").
(2) Les grands initiés de M. Edouard Schuré (1841-1929) cité par Ch. Byse.Schuré dans la version de poche du livre (édition 2015) p. 352, qui compare ce fait avec la vision qu'Apollonios de Tyane eut à Ephèse de l'assassinat de l'empereur Domitien, précise que Kant demanda à un ami d'enquêter sur l'incendie de Stockholm et que Kant évoque cela dans une lettre à Charlotte de Knobloch citée par Jacques Matter dans Swedenborg, sa Vie et sa doctrine (eds Didier et Compagnie, Paris 1863). Effectivement Matter, conseiller honoraire de l'université dont le livre se trouve ici cite effectivement en page 148 de la deuxième édition du livre l'incendie de Stockholm, et fait précisément référence à une lettre du 10 août 1768 (deux ans après la publication du Rêves d'un visionnaire) à Charlotte de Knobloch. Dans cette lettre il évoque la quittance de Mme de Marteville et l'incendie de Stockholm qu'il situe en 1756 dans cette lettre (et non plus en 1759 comme dans le "Reves d'un visionnaire"), et Matter cite mot-à-mot la partie de la lettre qui concerne l'incendie.
"La seule ville de Manchester compte 7 000 disciples de Svedenborg ; et l'on estime qu'il y en a près de 20 000 en Angleterre" précisera (p. LXVIII) l'auteur anonyme de l'Abrégé des ouvrages d'Em. Swedemborg, publié à Strasbourg en 1788 tandis que des magnétiseurs utilisaient les pouvoirs de somniloquespour démentir les thèses de Svedenborg (ibid p. LVII)
Sur l'importance du swedenborgisme dans la mouvance protestante, on lit encore p. 181 de la revue précitée "La Femme" : "A Paris même, dans le quartier des Invalides s'élevait un lieu de réunion où les Svedenborgiens célébraient un culte spiritualiste, sans faste, sans cérémonies pompeuses. Il y a une vingtaine d'années, on pouvait encore croiser quelquesuns de ces chrétiens paisibles, hommes de bien, membres de cette petite communauté de la nouvelle Jérusalem ; car c'est ainsi que se désigne elle-même i'Eglise.de l'apôtre suédois. Les premiers disciples, d'après les biographes de Swedenborg (1), auraient cru qu'une Eglise de la nouvelle Jérusalem existait parfaitement organisée au centre de l'Afrique. Entrainés par la force de leurs convictions, ils s'embarquèrent pour la visiter. Grâce au dévouement de ces missionnaires, l'Evangile fut répandu dans quelques districts du continent noir: ils contribuèrent à la fondation de colonies libres ; ils firent de courageux efforts en faveur de l'affranchissement des nègres et de la suppression de la traite; ils coopérèrent à l'établissement de Sierra Leone, où Ulric Nordenskioeld a fondé, avec son compatriote Azélius une communauté svedenborgienne qu'a visitée plus tard Walstrôm et Sparmann. Les trafiquants de chair humaine et les marchands d'alcool ont été les adversaires résolus et redoutables de la petite colonie de ces paisibles chrétiens."
(1) M. M. Gatteau Galleville et de Gluny, Biographie universelle.
Le succès de Swedenborg (qui eut Goethe et Balzac pour admirateurs) dans les cercles protestants est étrange. Jonathan Black dans son Histoire secrète (p. 191) décrit ce découvreur du cortex cérébral et des glandes endocrines comme franc-maçon et il me semble avoir lu des choses assez horribles sur ses moeurs... sous réserve de vérification...
A noter que Wesley dont nous parlions récemment ne prit jamais Swedenborg au sérieur :
Selon le Dr Gilbert Ballet ("Swedenborg, Histoire d'un visionnaire au XVIIIe siècle" -1899), il appréciait de la façon suivante les écrits de Swedenborg dans son journal, en 1770 : "Je me suis mis à lire les écrits du baron de Swedenborg et à y réfléchir sérieusement. J'ai commencé cette lecture avec beaucoup e prévention en sa faveur, sachant que c'était un homme pieux, d'un grand entendement, de beaucoup d'instruction et d'une foi vive. Je fus pourtant bien détrompé. Il suffit de connaître une seule de ses visions pour se mettre hors de doute sur son vrai caractère. C'est un des fous les plus ingénieux, les plus agréables, les plus amusants qui aient jamais mis la main à la plume. Ce sont des rêves à dormir debout, mais si extravagants, faisant si complètement divorce avec l'écriture et le bon sens, que l'on pourrait avaler aussi franchement les contes du Petit Poucet ou de Jack le destructeur de géants." (18)
(18) Matter, Notes, p. 429
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