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Scories des idéologues de l'histoire des religions
Voilà le genre de scorie que l'on trouve chez Daniélou (Shivaïsme et Tradition primordiale p. 57) mais qu'on pourrait aussi trouver chez Evola (ou, à l'autre bout de l'échiquier politique chez Onfray ou chez Jerphagnon) : "La conception du monothéisme, sa force d'agressivité, l'audace avec laquelle une doctrine aussi simpliste était présentée comme un progrès, impressionnaient les philosophes qui cherchèrent à l'adapter, l'interpréter, l'incorporer. Il s'agit d'un phénomène analogue à celui du marxisme, qui pénètre clandestinement toute pensée religieuse et dont personne n'ose relever les contre-vérités et l'irréalisme des postulats".
Voilà typiquement une pétition de principe idéologique qui n'a pas sa place dans un traité d'histoire des religions. Que faut-il en faire ? En retirer le potentiel heuristique : en effet, l'analogie entre l'influence du monothéisme et celle du marxisme est sans doute en partie pertinente, mais on peut aussi avancer bien d'autres exemples d'influences "clandestines" de courants d'idées sur des traditions philosophiques ou religieuses : l'influence du shamanisme asiatique sur la pensée grecque via l'orphisme, celle du rationalisme postsocratique sur les religions grecque et romaine, celle aujourd'hui de l'évangélisme anglo-saxon sur l'Islam etc. L'analogie est aussi sans doute pertinente à un autre niveau pour révéler combien le marxisme, comme les monothéismes, ont un pouvoir révolutionnaire "perturbateur" de l'ordre social de par la simplicité (Daniélou parle de "simplisme") de leur message (ce qui n'empêche pas qu'ensuite une très grande subtilité exégétique, de nature académique et scolastique, se greffe sur cette simplicité).
Mais naturellement, une fois ce "bon aspect" de l'analogie incorporé à notre réflexion, il faut se hâter de neutraliser la scorie du texte de l'idéologue, et continuer à lire son histoire du shivaïsme avec un regard objectivant, c'est à dire un regard qui n'épouse si ne condamne aucune doctrine, et n'en place aucune au dessus des autres : de ce point de vue ni le shivaïsme, ni les monothéismes, ni le marxisme, ni aucune autre doctrine n'est bonne ou mauvaise, ni meilleure et supérieure à une autre, chacune pouvant présénter des bons et des mauvais côtés "fonctionnels" au regard du milieu social dans lequel elle fait son chemin, et chacune devant constituer un objet d'étude éthiquement neutre aux yeux du chercheur rationnel.
Déesses primitives, déesses nues
Les éditions du Cygne publient un ouvrage sur un culte d'une déesse mère nord-caucasienne que l'auteure Mariel Tsaroïeva identifie aux déesses primitives proche-orientales (je renvoie à mes comptes-rendus de lecture sur l'invention des déesses et des dieux au Néolithique).
Le hasard fait que juste à ce moment là je lis dans la Métaphysique du sexe de Julius Evola le passage sur la secte russe des Khlystis et celle des Skoptzis qui toutes deux prônent la chasteté dans la vie ordinaire mais organisent dans leur cérémonie des rites sexuels autour d'une jeune femme nue. "Ce détail permet de reconnaître aisément dans la cérémonie secrète des Khlystis, observe Evola p. 154, un prolongement des rites orgiaques de l'Antiquité qui étaient célébrés sous le signe des Mystères de la Grande Déesse chtonienne et de la "Déesse nue" ". L'auteur hélas n'explicite pas les voies de filiation entre la Grande Déesse (peut-être Cybèle qu'il cite plus loin et le rituel de ces sectes)
Ces considération sont l'appendice d'un chapitre sur les orgies rituelles comme voies de dissolution du Moi dans l'élément féminin préalable possible à d'autres formes d'élévation spirituelle, thématique qu'il y avait déjà dans la Naissance de la Tragédie de Nietzsche si je me souviens bien.
Je ferai juste mention ici pour mémoire (et pour y revenir plus tard, éventuellement même dans une approche critique) des remarques intéressantes d'Evola sur la nudité des déesses.
Il évoque en premier lieu la nudité de l'archétype démétrien-maternel, fécond et protecteur, mais ne la thématise guère.
En second lieu Evola se montre plus prolixe sur ce qu'il appelle le nu abyssal aphrodisien. Dans le domaine spirituel, rappelle-t-il (p. 176), on observe une dénudation masculine pour atteindre l'être absolu et simple aussi bien dans les mystères antiques que dans le déchirement des vêtements des soufis. Dans l'ordre de la nature, la dénudation d'Isis comme d'Ishtar (ou celle d'Athèna ou d'Artêmis dont la vision tue) est une façon de délier la matière de toute forme. Cet accès à la matière interdite (vierge) et destructrice (guerrière) dans sa dimension la plus informe n'est autorisée qu'aux initiés, Evola montrant par exemple que dans le tantrisme l'union avec une femme complètement nue n'est possible qu'au stade terminal de l'initiation.
Il y a chez Evola un aller-retour intéressant entre une phénoménologie presque anthropologique (je dis "presque" parce qu'il ne recourt pas au travail rigoureux de recension de tout ce qui existe dans toutes les cultures existantes, ce qui est la grande faiblesse de sa théorisation) et l'étude des mythes (surtout grecs et hindouistes d'ailleurs, suivant une habitude très répandue en Europe entre disons 1850 et 1950), aller-retour qui peut aider ensuite, selon lui à trouver une définition "non empirique" (p. 200) du masculin et du féminin.
A l'heure où l'on s'efforce de retrouver cette définition par la voie du néo-darwinisme et des neurosciences, il n'est peut-être pas inutile de placer les deux visions en miroir l'une de l'autre pour les faire dialoguer. De même il faut peut-être dialoguer avec le propos d'Evola sur la pudeur, emprunté à un certain Mélinaud (p. 135) - auteur d'après mes recherches, en 1901, d'un article sur la Psychologie de la Pudeur - qui rejoignent celles de Duer, et qu'il faudrait aussi peut-être mettre en perspective avec les réflexions de Sartre. Plutôt que d'ignorer ces considérations un peu littéraires sur la mythologie et la psychologie sexuelles l'anthropologie contemporaine devrait s'y confronter et évaluer rationnellement les intuitions qu'elles portaient, dans leur potentiel heuristique comme dans leur égarement.
Premiers pas dans le tantrisme... (I)
Peut-on commencer à découvrir le tantrisme à travers un auteur "trouble" comme Julius Evola - je veux dire quelqu'un qui a soutenu le fascisme italien et qui a une vision assez grotesque de la "décadence" occidentale ? J'aurais tendance si l'on sait faire preuve d'un certain recul pourquoi pas. Après tout sur le shivaïsme beaucoup commencent par Daniélou qui est aussi très à droite. Et nous avons tous lu Mircea Eliade qui avait lui aussi une vision très suspecte de l'histoire des civilisations et de l'histoire de la "spiritualité". Ces auteurs sont plus facile d'approche que des universitairs érudits qui noient le lecteur sous les références et n'osent avancer aucune idée puissante.
Evola provoque avec sa haine foncière du monde contemporain. Lisons ses arguments et sachons traduire à notre propre manière, contre lui s'il le faut, les éléments factuels qu'il livre.
Commençons donc la lecture de "Le Yoga tantrique", un livre publié en France en 1971, une lecture que nous émaillerons de remarques, et d'interrogations comme elles viennent.
Dans les premières pages Evola aborde l'historique : un mouvement qui traverse la culture indienne entre le 1er et le 5ème siècle de notre ère. Un mouvement qui émanerait du substrat dravidien (ce qui est aussi le cas du shivaïsme disait Daniélou... et j'essaierai au fil de ma lecture de voir si l'on peut construire quelques ponts entre les deux doctrines et comment - on a vu qu'Onfray est pour sa part plutôt enclin à rejeter l'interprétation tantrique des fresques de Khajurâho pour revenir au shivaïsme en plaçant le shivaïsme contre le tantrisme d'une certaine manière.
Le tantrisme est un mouvement qui "convertit" toutes les écoles de pensée hindouïste et se pose en "quatrième Véda". Il se cristallise autour de la figure de Kâlî, nous dit Evola, Khali, déesse du sexe et de la destruction (avatar de la Shakti originelle), qui permet de penser le monde non plus comme illusion (Maya) mais comme puissance. Une puissance destructrice qu'il faut apprendre à rendre constructive (comme le venin peut devenir un médicament).
Voici donc ce que serait le socle idéologique du tantrisme.
Le shivaïsme chez Michel Onfray
Avant de retourner au shivaïsme de Daniélou synthétisons la façon dont Onfray synthétise le sujet (j'en ai parlé déjà il y deux ou trois ans sur ce blog.
Dans son Souci des plaisirs, Onfray aborde le shivaïsme après une condamnation de l'érotisme de Bataille qu'il juge morbide. Son intérêt pour le shivaïsme et l'Asie lui serait venue du temple de Khajurâho dont la photo trônait en couverture de l'édition chez 10-18 de L'Erotisme. Pour Onfray Khajurâho est un anti-Vézelay (haut lieu de l'ordre de Cluny où Bataille est enterré).
Suivons pas à pas les paragraphes d'Onfray. Che lui, je l'ai déjà dit, je trouve beaucoup d'approximations énervantes. Quand Onfray parle de "la pratique inchangée du culture shivaïte depuis dix mille ans" je ne le crois pas. Pas plus que je ne crois à son hypothèse selon laquelle le "point rouge" des hindous "ornait probablement (sic) le front des gymnosophistes qui ont généré la pensée grecque avant Socrate" (p. 123 - gloups! ). Parce que les gymnosophistes sont les sages indiens qui auraient initié Pyrrhon d'Elis ne sont cités qu'à l'époque hellénistique, Pyrrhon lui-même si je me souviens bien fut un soldat d'Alexandre et c'est à ce moment là qu'eut lieu la grande Rencontre Orient-Occident qui allait donner l'art du Gandhara, les grands royaumes grecs bouddhistes de Bactriane etc. Mais même si on suit MacEvilley sur les influences indiennes sur l'Inde et réciproquement à l'époque classique, celui-ci est très loin d'affirmer que des sages hindous aient pu "former" des présocratiques. Encore moins qu'on ait pu à ce moment là les qualifier de "gymnosophistes". Veut-il, lorsqu'il se réfère aux "soixante siècles avant les pyramides" se référer aux premiers indo-européens qui formeraient le substrat commun aux Grecs et aux indiens Aryens ? Mais alors au nom de quoi dire qu'il y avait parmi eux des "gymnosophistes", et comment savoir qu'ils avaient déjà adopté le "point rouge" ? Tout cela ressemble à un petit rêve de professeur de collège qui extrapole un délire à partir de deux ou trois notions "point rouge" "gymnosophistes" "pyramides" qu'il a vaguement croisées dans ses livres.
Onfray "déduit" de la forme architecturale de Khajurâho que "derrière la multiplicité des dieux du panthéon indien se trouve toujours Shiva", puis se livre sur deux pages à une apologie des gros seins et des hanches généreuses des figures féminines du temple (pour les opposer systématiquement aux corps "tristes" de l'iconographie chrétienne). Puis quand il en vient aux scènes de zoophilie et au rire des touristes devant elles (il pense que les touristes n'y voient que l'aporie solipsiste de la sexualité masculine), Onfray quitte la solitude (sollipsiste elle aussi) de ses déductions pour faire un détour par un regard tiers, celui du "spécialiste mondial du tantrisme" (p. 129) qu'il a rencontré en compagnie d'une équipe de reporters espagnols qu'il connaissait. Le philosophe repose à ce "gourou" de vouloir "verrouiller" toute interprétation possible à partir d'une connaissance ésotérique de la symbolique tantrique que seul ce spécialiste aurait (mais Onfray reconnaît quand même que le spécialiste a écrit un livre là dessus, ce qui n'est donc pas si ésotérique).
Onfray ne citera pas son nom. Son texte va viser avant tout à discréditer l'interprétation du gourou. Dans un premier temps (p. 130) il va s'attacher à montrer que le tantrisme n'est pas ce qu'on croit. Que ce mot peut s'appliquer à toute "pratique métaphysique - corporelle - dans laquelle les exercices spirituels permettent la transmission ésotérique". Il pense donc à partir de là que le tantrisme remontait aux Dravidiens avant l'invasion aryenne de l'Inde (en soulignant à nouveau que leur shivaïsme fut en fait le père de l'hindouisme, du bouddhisme... et de la philosophie grecque ! of course). Ensuite c'est finalement la scène zoophile qui va lu permettre de s'éloigner définitivement de l'interprétation du spécialiste, le "gourou" ayant eu un peu rapidement tendance à expliquer la zoophilie uniquement par le "réalisme" de la scène qui montre des soldats en campagne confrontés à la pénurie de femmes (p. 133).
A partir de là, le philosophe va reprendre cette scène de zoophilie pour affirmer que l'homme en pénétrant la jument reproduit le geste fécondant de Shiva, puis développe une apologie du shivaïsme comme refus de la rupture du continuum entre hommes et animaux qu'instaure le christianisme. Du coup dans le holisme shivaïque se réconcilieraient "les parties de la nature dans une grande Unité spinoziste" (p. 139), ce qu'Onfray va encore retrouver dans la conception du corps en Inde où le dualisme n'existerait pas, une conception qu'il va s'empresser en quelques phrases rapides (qui tiennent plus du slogan que de la démonstration) à rapprocher du "conatus" de Spinoza, de la volonté de Schopenhauer (pas très enthousiaste pour la sexualité pourtant) et des "machines désirantes" de Deleuze... pour enchaîner sur le Kamasûtra (sans démontrer non plus quel continuum existe réellement entre le shivaïsme et cette oeuvre, autrement que par une hypothétique prégnance de Shiva dans toute la pensée indienne).
Voilà l'état du dossier en ce qui concerne Onfray. Je reviendrai sur tout cela prochainement.
Yoga et Islam
Dans le journal Le Monde aujourd'hui, un article qui signale que le yoga après avoir été banni d'Indonésie et de Malaisie par de hauts responsables religieux, vient d'être autorisé en Inde, le deuxième plus grand pays musulman du monde, par l'école coranique du Darul Uloom Deobandest. L'article précise que le yoga est "enseigné dans les chapelles luthériennes du Minnesota, où une association de professeurs de "yoga chrétien" a même été créée" et qu'il est aussi "très populaire en Iran, un pays pour le moins rigoriste en matière religieuse, où il a même droit à un magazine spécialisé sur le sujet." Maulana Ahmad Khazir Shah, vice recteur de cette école coranique, reconnaît toutefois dans l'Hindoustan Times que les musulmans ont tendance à devenir nerveux quand les professeurs de yoga enseignent que le gourou est un dieu vivant.
Le shivaïsme (II)
Reprenons ici notre lecture de Daniélou (je dirai un peu plus loin les critiques qu'il m'inspire) commencée ici.
Comme le néo-platonisme grec, le shivaïsme du 4 ème sècle ap JC va voir dans les dieux des symboles de forces physiques (la force d'éclatement de l'univers, la formation des entités matérielles, les quatre éléments) utiles à la dévotion populaire.
Un dravidien du Kérala, au IX ème siècle, Shankarâchârya (Shankara) initié et acculturé en langue sanskrite, mais selon Daniélou, profondément imprégné de shivaïsme, réalisa une grande synthèse bouddho-jaïno-shivaïte.
Ce serait sous l'influence du nestorisme et de l'Islam que l'hindouïsme se serait ensuite enfermé dans des spéculations métaphysiques abstraites sur le monisme, le dualisme etc, débats dont seraient nées les Vedanta.
Diverses sectes composaient le courant shivaïte : les vénérateurs du soleil, du soma (la liqueur sacrée), des esprits juvéniles (Gana) aux ordres du dieu-éléphant, des animaux. Tandis qu'à l'Ouest les dynasties scythes renforçaient le védisme, qui allait éliminer le bouddhisme. A partir de là va aussi se développer la bhakti, dévotion sentimentale et extatique à des dieux personnalisés (Râma et Krishna incarnations de Vishnu) qui s'alliera d'ailleurs à l'Islam dans le soufisme.
La pensée de Daniélou m'a fait songer aux spéculations sur l'hermétisme, et aussi, dans un autre registre, aux hypothèses de Panofsky sur l'origine asiatique des monuments médiévaux européens (d'ailleurs Daniélou y fait une vague allusion p. 59). Dans l'hermétisme on prétend que la religion égyptienne se serait "conservée clandestinement" jusqu'à la Renaissance, tout comme dans le shivaïsme se serait maintenu un vieux fond de croyances dravidiennes. Ces théories insistent d'ailleurs toutes sur le poids des persécutions (par le christianisme pour l'hermétisme, par le védisme pour le shivaïsme) ce qui leur donne une petite coloration paranoïaque.
L'avantage de ce genre de théories, c'est qu'elles désignent l'activité souterraine de la pensée à travers les siècles, celle qui passe par la tradition orale. L'inconvénient évidemment c'est que, justement, comme elles décrivent des traditions "cachées", sans écriture, elle ne s'encombrent pas de rigueur pour en reconstituer la généalogie et on peut les soupçonner de dérailler de temps à autre. D'autant qu'il existe un arrière-plan politique évident à ces thèses qui critiquent en les mettant dans le même panier le monothéisme (même si Daniélou est moins polémique que les livres précités), le rationalisme moderniste et le marxisme (ce pourquoi d'ailleurs l'université qui a été marquée par ces trois traditions ne les aime pas). Le préfacier de Daniélou Jean-Louis Gabin rappelle qu'au 19 ème siècle beaucoup d'intellectuels attendaient une renaissance de la pensée occidentale par l'Inde. Il oublie de préciser qu'il s'agissait là des intellectuels réactionnaires (et Daniélou lui-même conseilla le parti traditionnaliste hindouiste), ce pourquoi d'ailleurs beaucoup de rationalistes préfèrent se désintéresser purement et simplement de la pensée indienne, mais je crois que c'est un tort : il faut au contraire l'appréhender et l'affronter, de préférence dans une perspective anthropologique.
Revenons donc au shivaïsme, et plus précisément à la dimension qui intéressait Onfray. Shiva, nous dit Daniélou, représente la totalité du pouvoir de procréation qui se trouve dans l'univers et le phallus (linga) est l'image de Shiva, et l'acte sexuel est sacré. Le Linga est d'ailleurs vénéré comme l'était le phallus dans l'univers dionysiaque grec. Il est représenté enserré dans le Yoni (sexe féminin). Daniélou rapporte un mythe du Shiva Purâna sur un Shiva exhibitionniste dont le sexe tombe après que les ermites se soient révoltés contre lui (du fait que leurs femmes se battaient pour le toucher). Son linga brûle la terre, monte au ciel, et ravage tout sur son passage. Sur les conseils de Brahma, les ermites demanderont à la grande déesse Pârvâti de prendre la forme d'un vagin dans lequel le linga enfin stabilisé sera enserré et vénéré. Le culte du Linga, observe Daniélou, est le culte du divin, de l'harmonie, de la permanence de l'espèce par delà les individus (je décèle là un écho à la thèse nietzschéenne du Dionysos opposé au principium individuationnis apollinien). Le rituel érotique d'initiation tantrique est ce par quoi l'humain accède à l'intellect pur et au divin par "l'illumination du plaisir", dit Daniélou (p. 105). C'est la voie la plus rapide d'accès au divin mais aussi la plus dangereuse (l'autre misant davantage sur une énergie diffuse dans l'être humain). Tout ceci évidemment doit être pensé dans le cadre de la technique corporelle du yoga, dont la finalité est d'émanciper l'individu des contraintes de son ego et des contradictions du monde par un retour à un état d'indifférenciation.
Voilà donc où en sont mes lectures sur le sujet. Je suis encore loin de pouvoir me faire une opinion sur cette présentation, à part les quelques remarques que j'ai introduites au fil de mon résumé. On a un peu le sentiment qu'à la différence du mouvement dionysiaque qui était importé d'Asie le shivaïsme fonctionne comme un substrat "autochtone" pré-aryen. Je ne suis pas convaincu cependant par Onfray qui en fait une doctrine de "paysans" face aux gens des villes (Daniélou ne va pas du tout dans ce sens là). Peut-être joue-t-il un rôle analogue au taoïsme en Chine, qui est aussi un mouvement plus proche de la religion originelle de la Chine (et que VanGulik disait matriarcale, ce qu'aurait été aussi le shivaïsme, mais ce serait à discuter). Le shivaïsme serait entré en rivalité ou en conflit avec des doctrines fondées sur l'écriture comme le védisme et le bouddhisme comme, d'une certaine façon, le taoïsme l'était face au confucianisme (encore que ces conflits, comme on le souligne souvent, ne soient pas sanglants compte tenu de l'orientation pluraliste des sociétés en cause). Encore une fois je signale tout cela sous réserve d'investigations plus approfondies.
Le shivaïsme (I)
Il faut qu'à quelque chose malheur soit bon. Je suis parti des énoncés malheureux d'Onfray dans son dernier livre ("le culte de Shiva constitue la spiritualité généalogique des Veda... mais aussi hors d'Inde, de toutes les traditions philosophiques qui suivront - notamment en Grèce" p. 132, "Le shivaïsme illustre un genre de spinozisme avant Spinoza" p. 138 et autres énoncés à l'emporte-pièce dont le seul but est d'arriver toujours à la même conclusion creuse "vive le désir, à bas le christianisme !"). Et j'ai tenté de comprendre un peu mieux le shivaïsme.
Il n'est pas facile de trouver des livres sobres et impartiaux sur le sujet. Le premier sur lequel je suis tombé, "Shivaïsme" de Bernard Dubant était très apologétique à l'égard de cette religion, et très polémique à l'encontre du monothéisme "dépendant de la suspecte "révélation" d'un imposteur psychopathe" (p. 9) - pourquoi diable trouve-t-on si peu de neutralité dans la littérature sur les religions orientales ?
Je me suis donc rabattu sur "Shivaïsme et Tradition primordiale" d'Alain Daniélou.
Je suis pas à pas ce qu'il explique. Que l'être qui a créé le monde est au delà de l'existence (comme dans certaines traditions soufis), que le monde est formé d'une masse d'énergie que le principe d'individuation qui anime tout atome et tout conglomérat fait que celui-ci est doté d'une conscience (voilà qui rejoint mes travaux sur Nietzsche, n'est ce pas, il y avait cette intuition chez lui). Il y a aussi toute une physique dans le shivaïsme, comme chez les épicuriens et les stoïciens. Une physique dont la doctrine religieuse est très fortement dépendante (et même indissociable, je pense, ce qui relègue définitivement le shivaïsme au passé de l'humanité selon moi, et ce qui m'incline à suivre Dawkins dans son refus d'accorder quelque pertinence que ce soit aux religions pour penser le monde d'aujourd'hui).
On y apprend aussi que le shivaïsme, religion de la nature (à laquelle est lié le yoga, le tantrisme aussi) et le jaïnisme, religion de la morale (d'où provient la théorie du karma), ont préexisté à l'hindouïsme et l'ont irrigué. A partir du III ème siècle, la révolution bouddhiste s'essouffle, et l'hindouïsme védique aussi. J'aime beaucoup cette idée de Daniélou (qui n'est peut-être pas nécessairement seulement la sienne) selon laquelle la révolution bouddhiste a affaibli le védisme (le brahmanisme), et l'a contraint à incorporer la non-violence,le yoga, le tantrisme. Très intéressant aussi son développement sur la dynastie bouddhiste scythe des Kushâna, protectrice des arts du Gandhara (voir notre article sur les grecs bouddhistes l'an dernier) avec notamment Kanishka qui réunit le concile duquel naquit le Grand Véhicule (Mahâyâna). Dans la foulée de cette réforme religieuse, dans le Sud de l'Inde renaît le shivaïsme, comme réaction, nous dit Daniélou (p. 46) à la fois au bouddhisme et au védisme perçus comme des religions étrangères. Daniélou fait une analogie : c'est un peu comme si la Grèce asservie par Rome avait reconquis son indépendance (ou encore, avec mes mots à moi, si Mithridate l'avait emporté à la fin du 2 ème siècle av JC). Le bouddhisme, inspiré par le jaïnisme, perd sa raison d'être en Inde lorsqu'il a intégré l'hindouïsme sous Kanishka (on voudrait en savoir plus là dessus), et le jaïnisme connaît le même renouveau que le shivaïsme.
Ce nouveau shivaïsme, nous dit Daniélou, utilise un peu les vedas comme un faux nez, ce qu'il fera aussi de Bouddha dans le cadre du Hinâyana. A partir de 319 et des débuts de la dynastie Gupta au Nord-Est de l'Inde, le néo-shivaïsme du Sud va aussi reconquérir cette zone. C'est à ce moment-là que le vieux fond religieux shivaïte clandestin, autrefois mémorisé oralement en vers, va être couché dans les livres en sanskrit sous forme de sûtra, pour contrer les livres védiques et bouddhistes (ces derniers écrits en langue populaire pakrit).
... (à suivre)