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Les conquêtes de la révolution néolithique
Il y a quelques années j'ai écrit quelques recensions sur le Néolithique au Proche-Orient. Je signale cette interview récente très intéressante sur un blog de Libération de l'archéologue Jean-Paul Demoule concernant la conquête des agriculteurs-éleveurs par la Méditerranée et le Danube, et l'apparition tardive des hiérarchies sociales parmi eux lorsqu'ils ont atteint les côtes occidentales (alors que la hiérarchisation, elle, était déjà à l'oeuvre, sous l'effet de l'augmentation de la densité, au Proche-Orient dans des zones cernées par des déserts
Extraits :
"Nous savons désormais qu’il s’agissait d’un double mouvement de colonisation, en provenance du Proche-Orient. Il a pris les chemins du nord – via les Balkans et le Danube – et du sud – via les côtes de Méditerranée. La branche sud est arrivée il y a 7600 ans en France, et l’autre branche franchit le Rhin il y a 7000 ans environ. Les chasseurs cueilleurs sont submergés, leur nombre est estimé à quelques dizaines de milliers, contre environ deux millions d’agriculteurs lorsqu’ils parviennent à occuper l’Europe.
Leur mode de vie, les premières implantations, l’organisation des villages, les traces matérielles des croyances… Nous comprenons mieux cette histoire d’une extension permanente. Dès qu’un village voyait sa population passer les 200 personnes, une partie s’en séparait pour aller fonder une nouvelle implantation, au détriment de la forêt.
(...) Les migrations ont lieu probablement pour conserver un modèle social, assez homogène avec peu de différences de richesses et de statuts entre groupes et individus et qui aurait été menacé par une population trop dense. D’où un étonnant conservatisme social et technique, avec les mêmes plans de maison, les mêmes types de décors de Kiev à Brest, alors qu’il n’y avait pas la moindre unité politique. Ce village néolithique regroupait des maisons rectangulaires en bois et terre, qui peuvent aller jusqu’à 40 mètres de long. Une économie basée sur le blé, l’orge, les lentilles, le porc, la chèvre, le mouton, le bœuf et le chien.
Cette période voit l’invention des inégalités sociales, l’archéologie révèle t-elle pourquoi et comment la multitude s’est-elle retrouvée dominée et exploitée ?
Menhirs Champagne sur OiseJean-Paul Demoule: On observe à plusieurs reprises, dès les débuts du néolithique au Proche Orient, que lors des premières évolutions démographiques très fortes, avec l’apparition d’agglomérations, ces premiers points de fixations s’effondrent puis les gens se dispersent dans toutes les directions. Sauf dans les régions – Mésopotamie, Égypte – où une sorte «d’effet nasse», car les populations sont cernées de déserts ou d’eau, provoque l’apparition des premières villes, des premières stratifications sociales et des États. En Europe, cela va être beaucoup plus lent et progressif… car l’effet nasse ne se fait sentir que lorsque les agriculteurs viennent buter sur les «finisterres» et l’océan Atlantique. (A gauche, menhirs du Vème millénaire, abattus au 3ème millénaires, Champagne sur Oise Denis Gliksman)
Auparavant, si vous n’étiez pas content de l’émergence d’une caste qui voulait vous dominer ou vous exploiter, il vous suffisait de partir coloniser des espaces nouveaux et vierges. On peut lire l’expansion néolithique en Europe comme la volonté des hommes d’échapper au piège social d’une densité démographique trop forte pour s’accommoder d’une grande égalité.
Ce n’est donc pas un hasard si les premiers sites où apparaissent des différenciations sociales fortes – avec les dolmens qui sont des tombeaux monumentaux – surgissent le long de l’Atlantique… et le long de la mer Noire, là où la densité de population est la plus forte. Ni que l’on observe des effondrements de la civilisation mégalithique au bout de quelques siècles, comme si les hommes ne supportaient plus cette stratification."
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Déesses mères et immanence
Mc Evilley le remarque dans son bouquin "The Shape of Ancient thought", chez les Grecs comme chez les Indiens (il pense, sous les cieux helléniques, à Parménide et à Démocrite, d'une certaine façon prolongés à Rome par Lucrèce) : la référence à la déesse-mère, au vieux fond théologique matriarcal, vient toujours étayer une philosophie de l'immanence. Et sous les deux latitudes, c'est toujours une féminité ambivalente qui s'affirme, créatrice et destructrice, comme la Shakti en Inde, ou Gorgone qui en Grèce a un sein qui donne du lait et un qui donne du poison... Je me demande bien sur quel sentier je pourrais approfondir ce lien féminité-immanence sans retomber dans les théories fumeuses de beaucoup d'historiens des religions. Je trouve que la problématique va au delà du lien Père-loi-trancendance qu'on a identifié sous les cieux judéo-chrétiens (ou judéo-christiano-islamiques), car c'est une question de rapport au masculin et au féminin en dehors même de tout contexte de révélation : ce n'est donc pas une parole masculine qui est identifiée comme loi verticale, mais une spéculation humaine qui, suivant qu'elle se porte sur le masculin ou sur le féminin, va rechercher une spiritualité abstraite ou au contraire produire une pensée ancrée dans le monde (et une pensée, observons-le, d'essence tragique).
Epicurisme et taoïsme
On insiste souvent sur les ressemblances entre le shivaïsme indien et le dionysisme grec.
Ne peut-on pas dire qu'il y en existe aussi de fortes entre l' "église" épicurienne greco-romaine telle que Renée Koch-Piettre la décrivait dans le livre récent qu'elle lui a consacré, et l' "église" taoïste telle qu'elle est apparue en Chine il y a 2 000 ans :
- dans leur façon de se structurer toutes les deux hiérarchiquement et d'inventer des rituels
- dans leur refus commun de certains aspects des cultes traditionnels
- et surtout dans la place accordée à l'inspiration divine, aux techniques pour incorporer individuellement le divin ?
Voilà la question qui m'est venue ce weekend... peut-être à creuser.
Dialogue sur les aléas de l'histoire
Mon dernier livre "Dialogue sur les aléas de l'histoire" vient de paraître chez l'Harmattan. Il pourra être commandé à partir du mois d'avril chez vos libraires ou sur Internet.
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DIALOGUE SUR LES ALÉAS DE L'HISTOIRE
Tout aurait pu se passer autrement
Christophe Colera
HISTOIRE
Que se serait-il passé si l'homme de Néandertal avait survécu aux côtés de notre espèce jusqu'à notre époque? Si les Aztèques avaient conquis l'Afrique ? Si Hitler avait gagné la guerre ? Sous la forme d'un dialogue imaginaire entre deux jeunes étudiants, l'auteur examine un à un certains des petits aléas de l'histoire qui auraient pu en dévier complètement l'orientation. Un exercice intellectuel utile à une meilleure compréhension des étapes du devenir humain.
ISBN : 978-2-296-10420-4 • avril 2010 • 116 pages
Prix éditeur : 12 € / 79 FF
"The making of fornication" de Kathy L. Gaca

Les Grecs et le bouddhisme (suite)

Cléopâtre

Cette polémique coïncide avec un regain de popularité de Cléopâtre dans les années 2000 (films, livres, séries, comédies musicales) qui coïncide avec diverses valeurs de notre époque (la promotion politique de la femme, l'hédonisme, la valorisation des échanges interculturels).
Pour une approche objective des systèmes idéologiques
Je discutais tantôt avec une lectrice de Nietzsche et de Bataille, et lui disais que, selon moi, Veyne avait au moins un mérite : celui d'avoir démystifié la sensibilité païenne. Avec lui, le paganisme romain cesse d'être un paradis perdu (notamment du point de vue de la répression des pratiques corporelles) comme il le fut chez nombre d'auteurs anti-chrétiens. Cela nous permet d'avoir une vision plus globale du fonctionnement humain, dont j'essaie de rendre compte précisément pour les pratiques corporelles, dans un livre à paraître. Notre vision a été longtemps faussée par l'anti-christianisme qui était le propre d'une époque non encore affranchie de l'emprise ecclésiale.
Car Veyne n'est pas le seul démystificateur. Voyez par exemple ce que dit Renée Koch sur l'épicurisme : ce qu'il avait de dogmatique, de religieux, à l'opposé des idéalisations construites par l'athéisme militant. Toute vision réaliste du monde antique est bonne à prendre pour sortir d'un réflexe qui tend à noircir tout ce qui est apparu par la suite. Le monde antique avait sa propre noirceur, qui d'ailleurs n'est pas si noire, mais fait partie de la banalité de la condition humaine (Veyne parle même de sa médiocrité).
Evidemment il est difficile à un historien professionnel de l'admettre. Le mouvement premier d'un chercheur étant toujours de faire l'apologie de son objet d'étude, et d'exagérer son côté exceptionnel (pour motiver lui-même sa persévérance personnelle à en exposer le contenu). Cette tendance appliquée aux études antiques a pu à divers moments conforter certains excès de l'anti-christianisme. On peut dire la même chose des études de la préhistoire (Bataille par exemple ayant complètement affabulé sur le chamanisme des grottes de Lascaux), ou l'étude des peuples non occidentaux (combien d'idéalisations autour de l'art de vivre chinois, ou des sociétés africaines, ou amérindiennes ! à propos de ces dernières, je conseille la lecture d'un livre très courageux et très minoritaire sur les aztèques - Paul Hosotte, L'Empire aztèque, impérialisme militaire et terrorisme d'Etat, Economica, Paris, 2001 - qui démystifie beaucoup de choses sur cette civilisation particulière).
Je ne suis pas pour ma part une grand admirateur du christianisme ni de ses réalisations, mais je n'en suis pas non plus un contempteur acharné. Je pense qu'il s'est agi d'une forme culturelle qui a répondu à divers besoins humains à divers moments de l'histoire (et qui y répond encore dans de nombreux milieux, de nombreuses sociétés). Je pense d'ailleurs la même chose de l'Islam, du judaïsme, du bouddhisme etc. Ce sont des doctrines qui ont été très astucieusement construites, et dont l'application là où elles se sont imposées a souvent produit des effets révolutionnaires dans les comportements, l'organisation des pouvoirs sociaux etc. Evidemment en leur sein la dimension révolutionnaire a toujours été en rivalité - et dans un équilibre précaire - avec des facteurs de conservatisme très forts, parce que ces doctrines ne sont pas bâties ex-nihilo : elles s'inspirent de systèmes de représentation déjà à l'oeuvre dans les sociétés où elles apparaissent, et, dans leur institutionnalisation, ne cessent de passer des compromis avec lesdits systèmes. Voyez ce que le christianisme doit au platonisme, à la sotériologie dyonisiaque, à diverses superstitions locales, à la morale civique romaine païenne (voyez là dessus Peter Brown par exemple) et tous les compromis qu'il a passés avec eux. Voyez la dette de l'Islam à l'égard du polythéisme arabe, et des eschatologies judéo-chrétiennes, et tous les compromis passés avec les logiques des tribus, aussi bien qu'avec le fonctionnement idéologique de l'Empire byzantin quand il gouverne Damas, puis avec l'idéologie perse quand il s'installe à Bagdad, avec les cultes africains quand il conquiert le Sahel. Voyez ce que le bouddhisme doit à l'hindouisme, au chamanisme en Asie centrale et au Tibet. Il ne peut en être autrement dans l'histoire de la victoire des idéologies.
D'autres idéologies auraient pu s'imposer en lieu et place de celles-là. De meilleures, comme de pires. On ne peut négliger ce que ces idéologies qui l'emportèrent eurent de beau, de novateur, d'adapté à leur temps comme le fait Veyne quand il décrit le christianisme naissant comme une sorte d'avant-garde artistique. On ne peut jamais considérer leur victoire uniquement comme de tristes accidents de l'histoire, même s'il est vrai - il ne faut pas être relativiste - que toutes les idéologies ne se valent pas : dans certains cas on peut dire avec certitude qu'il est malheureux qu'un peuple tombe sous la coupe de l'une plutôt que de l'autre. Ainsi par exemple les peuples subjugués par les Aztèques eurent sans doute moins de "chance" que ceux que gouvernaient les Incas. Et, n'en déplaise à un archéologue qui après la découverte des preuves de sacrifices humains dans un sanctuaire gaulois en Suisse s'est exclamé "Et alors ? les Romains aussi faisaient des sacrifices, tout le monde faisait des sacrifices", il valait bien mieux pour un peuple être gouverné par l'idéologie romaine que par celle des Celtes.Oui, il y a bien de jure des hiérarchies dans le raffinement des systèmes idéologiques et dans les réalisations qu'ils apportent à l'humanité. Mais avant de chercher à les juger et les hiérarchiser, commençons par comprendre leur logique profonde, les héritages dont ils sont porteurs, leur intéraction avec les peuples auxquels ils s'imposent, comprendre réellement la nature profonde de ce qu'ils leur apportent sans verser dans aucune caricature.
Leucippé et Clitophon
Pour apprécier ces fragments de réalité humaine (et même de "sur-réalité", de réalité condensée dans la fiction) que sont les oeuvres littéraires, il faut n'être ni sociologue, ni philologue. Ou plutôt il faut être un peu des deux et que dans le regard qu'on porte sur l'oeuvre, le sociologue neutralise (ou compense) le philologue, et qu'à l'inverse le philologue neutralise (ou compense) le sociologue, et que, par dessus tout, l'humanité en nous l'emporte sur l'académisme.
Car ce qui s'offre à nous n'est pas académique. L'académisme le voile, le stérilise.
Je lis aujourd'hui Le roman de Leucippé et Clitophon, une de ces oeuvres qui se vendent dans une collection bilingue, chère, pour érudit. Une collection faite pour faire fuir les néophytes.
Comment parler de ce roman sans tomber nécessairement à côté de ce qu'il faut en dire ?
Si je commence par vous dire que c'est un roman alexandrin du II ème siècle (au moins dans sa version originelle) après Jésus-Christ, déjà je le trahis. Déjà je tombe dans le cliché académique. On apprend tout petit ce que désigne l’adjectif « alexandrin » dans « élégie alexandrine », « roman alexandrin » : une période dévalorisée par rapport au classicisme grec, l’Orient sous l’occupation romaine, l’Orient tardif.
Bien sûr même les universitaires reviennent de ce préjugé-là depuis vingt ans. La civilisation hellénistique est « réhabilitée », et sa définition étendue jusqu’au milieu de la période impériale romaine.
Mais tout cela ce ne sont que des mots, des casiers pour ranger les livres. Le label « alexandrin » ne m’intéresse pas – même s’il se trouve que l’auteur, Achille Tatius, est né à Alexandrie. D’ailleurs que signifie être d’Alexandrie à cette époque là, sinon déployer son imaginaire sur quatre ou cinq métropoles grecques ? Comme le Décaméron de Boccace douze siècle plus tard étendra son imaginaire de Paris à Istanbul et au sud de la Tunisie sur une Mare nostrum qui est encore celle des Romains, le roman de Leucippé et Clitophone s’étire de Byzance à Sidon. Cela raconte aussi beaucoup, comme le Décaméron, des histoires de voyages en mer. Comme dans l’Indomptable Angélique du feuilleton de notre enfance, il y a une jolie jeune femme qu’on enlève, et des pirates qui la torturent.
Je ne veux pas vraiment savoir si le roman est intéressant ou non du point de vue formel, ni même s’il est vivant ou ennuyeux, si ses contemporains l’appréciaient et comment (cela on ne le saura jamais), ni même s’il peut encore parler à notre époque – à la différence de Péguy dont je parlais il y a quelques jours, je ne pense pas qu'Achille Tatius parle d’un univers qui puisse encore en quelque manière être le nôtre et qu’il faudrait tenter une dernière fois de retenir en soi.
Je suis tout prêt à admettre par avance que cela ne nous parlera pas, comme Veyne admet que les élégies romaines, avec toutes leurs convention, et leur refus de l’intensité, sont vouées à nous endormir.
Non vraiment je ne m’attends pas à vibrer à la lecture d’un tel roman. Mais je sais qu’il peut me surprendre, et de fait je suis comblé. Car tout y est étonnant, pour peu qu’on regarde le détail, pour peu que, comme je le disais plus haut, le regard du sociologue ou de l’anthropologue vienne gratter le vernis d’érudition dans lequel le traducteur – avec ses notes de bas de page – est venu enrober le texte.
Un détail par exemple : Mélité quand elle veut montrer à Clitophon combien elle l’aime prend sa main et la met sur ses yeux et son cœur. Pourquoi ses yeux d'abord ? en quoi le toucher des yeux peut-il prouver un sentiment ? Un autre détail : un homme qui retrouve Clitophon après une aventure où il était censé périr le couvre de baisers. Geste inimaginable entre hommes de nos jours. Je ne sais plus quel anthropologue disait que le baiser était une spécialité romaine, transmise à l'Occident par ces fiers conquérants. Apparemment les Grecs n'étaient pas en reste (or n'oubliez pas que le baiser est inconnu de nombreuses cultures). Voilà. Je ne veux pas savoir qui est ce personnage dont j'ai à peine lu le nom. Je ne veux pas rentrer davantage dans l’histoire. Je sais qu’elle est à dormir debout : avec cette héroïne qui meurt et ressuscite plusieurs fois, et tout le lot d’invraisemblances qui explique que jamais personne n’en conseille la lecture de nos jours. Deleuze revendiquait le droit d’ouvrir un livre, une œuvre par le milieu. Je fais de même. Je prends le roman par son milieu, j’observe les personnages, ce qu’Achille Talius en dit. Et je laisse une époque me parler.
Je laisse par exemple la Méditerrannée orientale du II ème siècle après-Jésus-Christ m’expliquer ce qu’est la beauté. La beauté d’une femme. A quel niveau de son anatomie elle se situe, et de quelle manière. Achille Tatius le fait. Il le fait même abondamment quand il nous montre Leucippé esclave à la merci d’un maître (le mari de Mélité) qui va tomber amoureux d’elle. Il nous le dit : tout se passe dans les yeux. Et il parle des yeux de Leucippé sur deux pages, peut-être même trois. Ses pupilles, ses larmes. Pourquoi elles émeuvent, pourquoi elles font pleurer, pourquoi se tient-on à l’affût du moment où Leucippé dans sa geôle lèvera à nouveau les yeux…
Evidemment on pense aux portraits du Fayoum. A ces grands yeux qui vous regardent d’outre-tombe (ils sont contemporains d’Achille Tatius), et toutes ces théories sur l'âme qui vit dans le regard et qui auraient inspiré le christianisme. Bien sûr jamais les beautés de cette époque ne nous parleront. Même si nous imaginions les yeux de l’Indomptable Angélique, ou d’une beauté plus récente (et donc plus émouvante encore pour nous) en lieu et place de Leucippé quelque chose serait perdu, de toute façon. Mais tout de même il y a quelque chose de très fort dans cette humanité qui, à dix-huit siècles de distance, nous fait partager sa conception de la beauté. Et en un sens, cette humanité nous promène à travers ses rêveries. Elle nous dit comment elle concevait les histoires d’amour. D’une certaine façon c’est toujours beaucoup plus proche de nous qu’on ne le croirait. C’est du Feydeau. Always the same story. Les élans du cœur, si constants et absurdes à travers les millénaires. Les ethnologues ont beau nous mettre en garde contre la « fausse familiarité » de l’objet étudié, ce qui est décrit, et la façon dont ça l’est paraissent parfois insoutenablement contemporains. Je ne lis pas le grec, mais des mots de base sont aisément reconnaissables dans les pages de droite. Par moment ont se dit « le traducteur tire le texte vers une forme d’ethnocentrisme », puis on jette un coup d’œil à droite, et non : les mots sont bien ce qu’ils désignent. Par exemple quand l’auteur parle de « feu mystique » à propos de l’amour, c’est bien le mot qu’emploie Achille Tatius à l'origine en grec aussi. Ces mots pourtant semblent tout droit tirés du vocabulaire d’une lectrice de romans à l’eau de rose de notre époque.
Ces histoires nous ressemblent, et pourtant elles sont colorées de mots et de sens qui s’éloignent de nos horizons : l’amour y est toujours affaire des mystères d’Eros, des sortilèges d’Aphrodite, quelque chose qui relève du pouvoir de divinités auxquelles notre époque ne peut rien comprendre – car si tout le monde croit connaître Aphrodite ou Eros, absolument personne ne peut avoir la moindre idée de la façon dont le monde méditerranéen, lui, les percevait il y a dix-huit siècles. Non seulement les mots des personnages, mais encore les gestes que leur attribue l’auteur, leurs réactions à tel ou tel moment (par exemple quand Clitophon se laisse rouer de coups par le mari de Mélité jusqu’à ce que celui-ci s’en lasse) présentent toujours un petit quelque chose d’étrange, d’inattendu. Toutes ces attitudes humaines sont à la fois inexplicablement proches de notre monde à nous, et très mystérieusement éloignées, sur des points très inattendus. C’est comme un jeu indécidable entre les « constantes anthropologiques » (quelque chose qui a sûrement à voir avec nos instincts, qui font l'unité de notre espèce) et les différences culturelles. On sort du roman avec la bouleversante impression d’avoir visité le cœur, l’imaginaire, des hommes de cet univers-là, de l’avoir touché de très très près, de l’avoir embrassé même... et cependant d’être passé à côté. Comme l’étreinte d’un fantôme – l’histoire de Jawdar des Mille et une nuits. Voilà un expérience terriblement troublante.
Egypte antique
Pour info, je viens de publier un petit commentaire assez critique du dernier essai d'un auteur à succès, Christian Jacq, sur Parutions.com.
En voici le texte : http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=4&ida=8031
Il est une manière de maltraiter l'histoire qui m'agace un peu. On retrouve ce travers aussi dans des livres beaucoup plus savants que celui-là. C'est regrettable.