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Les rapports de genre à l'époque de Malebranche

15 Mai 2013 , Rédigé par CC Publié dans #Philosophie

andre.jpgJe lis un passage de l'Extrait de la vie du RP Malebranche par le P. André concernant les Entretiens sur la Métaphysique (in Malebranche, Œuvres complètes t XII.XIII eds Vrin 1984 p.XXI), qui fut écrit peu avant l'embastillement de son auteur en 1721 :

"M. Carré Louis (*), fils d'un laboureur, mais qui avait toutes les qualités qui peuvent remplacer la naissance, avait trouvé dans sa mauvaise fortune un asile chez l'auteur. Car son père, qui l'avait fait étudier dans la vue ordinaire à ces sortes de personnes, l'ayant abandonné parce qu'il ne voulait point se faire prêtre, il se vit réduit à chercher une condition. La Providence l'adressa au P. Malebranche qui le prit pour écrire sous lui. Il fit plus; voyant que son domestique avec un grand esprit avait encore un naturel admirable, il entreprit de le former à quelque chose de meilleur; il lui enseigna les mathématiques; il y ajouta la philosophie; en sorte qu'en peu d'années M. Carré fut en état de se passer de son maître en le devenant lui-même. Il le devint en effet; il montra les mathématiques en ville avec tant de succès, qu'il eut bientôt une foule d'élèves; mais ce qu'il y eut de plus particulier, c'est que plusieurs dames en voulurent être. Il les reçut; elles le goûtèrent; elles étaient surtout charmées de sa philosophie qui était celle du P. Malebranche, et qui, étant toute chrétienne, s'accordait parfaitement bien avec leur inclination naturelle pour la piété. En un mot, comme il soutenait par la pratique les grandes maximes qu'il leur enseignait, elles trouvaient en lui une espèce de directeur, d'où l'on peut juger qu'il trouvait en elles un fonds qui ne le laissait manquer de rien. Il semble qu'il avait tout lieu d'être content de sa fortune; il ne l'était cependant pas. Il lui manquait encore un bien dont le besoin ne touche guère le commun des hommes : c'était une occasion de marquer sa reconnaissance à son bienfaiteur; car il ne regardait pas comme un service le zèle qu'il témoignait pour sa philosophie, mais comme un devoir qu'il rendait à la vérité. Il fallait donc quelque chose de plus pour le satisfaire. Les Entretiens sur la mort que le P. Malebranche venait de finir au commencement de 1696 lui fournirent une occasion dont il profita. 

Depuis que M. Arnauld avait déclaré la guerre au Traité de la nature et de la grâce, l'auteur n'avait pu rien imprimer à Paris sur ces matières en privilège. Les violentes critiques de ce docteur véhément, soutenues des clameurs d'un parti accrédité, avaient répandu dans les esprits une terreur que la raison ne pouvait guérir; ceux qui présidaient à l'impression des livres en étaient eux- mêmes frappés. Le P. Malebranche n'était pas d'humeur à s'en mettre fort en peine; outre que les presses étrangères s'ofl'raient à lui de toutes parts, ses ouvrages n'en étaient ni moins lus en France ni moins également admirés. Mais ses amis étaient justement indignés de la stupide et opiniâtre prévention de quelques-uns de ses compatriotes contre le meilleur de leurs écrivains. M. Carré entreprit de la vaincre et il y réussit; il employa tout ce qu'il avait d'amis, d'élèves, de connaissances. On ne peut douter que les dames qui étaient ses disciples ne fussent les plus zélées à le servir."

Ce qui me surprend beaucoup dans ce récit du père Yves-Marie André, c'est l'insistance mise sur les disciples féminines de Louis Carré...Comme tout le monde je n'ignore pas le rôle des dames dans les salons au XVIIIe siècle, mais là cela va très loin - le pouvoir d'influence des femmes a l'air déterminant pour la diffusion d'une doctrine : on a presque l'impression que c'est grâce à elles que Malebranche finit par obtenir le privilège royal pour ses Entretiens sur la Métaphysique, en 1708.
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(*) Né le 26 juillet 1663 à Closfontaine , près de Nangis en Brie, mort le 11 avril 1711. Sur ses ouvrages, voir Nicéron, t. XIV.

 

 

 

 

 

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P
<br /> Puis-je vous recommander la lecture du livre de Marc Fumaroli, La diplomatie de l'esprit, qui contient un chapitre très instructif et évocateur sur le rôle des femmes dans la vie de<br /> l'esprit au XVIIe siècle? Cela éclairera sûrement le passage que vous citez.<br /> <br /> <br /> Cordialement,<br /> <br /> <br /> Philarête<br />
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M
<br /> Merci pour cet approfondissement fort intéressant. Je crois cependant que le privilège dont il est question dans cet extrait du père André est celui du "Traité de morale" et du "Traité de l'amour<br /> de Dieu", parus dans une édition unique en 1697. Les ouvrages de Malebranche n'avaient en effet pas obtenu le privilège jusqu'à cette deuxième édition du "Traité de morale" depuis la première<br /> édition de la Recherche de la Vérité, en 1674 <br />
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C
<br /> <br /> Merci pour votre commentaire docteur Muceni. Il est toujours flatteur de recevoir les précisions d'une spécialiste - si ce blog peut être utile pour faire connaître vos travaux n'hésitez pas à me<br /> signaler vos publications.<br /> <br /> <br /> <br />