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La lactation surnaturelle : Marie Rousseau, une imposture du XXe siècle, et des sources médiévales

4 Avril 2023 , Rédigé par CC Publié dans #Christianisme, #Histoire des idées, #Histoire secrète, #Anthropologie du corps

Après notre billet sur le don de lactation d'une mystique controversée, Mme Bruyère, en voici un sur une bienheureuse dont le rôle est approuvé par l'Eglise officielle : Marie Rousseau, née Gournay, fille du peuple de Paris, née en 1596, veuve du marchand de vin et tenancier de taverne David Rousseau, à l'origine de la fondation de Saint-Sulpice et de la sanctification de Saint-Germain-des-Près à Paris,  mais aussi de la validation de la mission de Jeanne Mance pour la fondation catholique du Canada français en 1642.

Pour avoir une idée de ses dons on peut se reporter par exemple à la manière dont cette femme littéralement canalisait directement de l'au-delà son volumineux journal intime, voici ce que son ami Olier, en 1642, écrivait (Journal tome II, p. 196-197) :

"Pendant sept ou huit heures entières elle dit qu’elle n’écrit que la moindre partie de ce qu’elle voit, elle dit un mot qui en exprime seize, bref elle n’écrit rien qui la contente, tant la matière qu’elle laisse surpasse celle qu’elle écrit, ce qui est une marque presque infaillible de ses véritables lumières, et surtout au sujet de la très Sainte Vierge. Et ce qui est encore considérable, c’est la manière dont elle écrit étant toujours quasi hors d’elle et tombant en extase en écrivant. Je suis redevable à mon DIEU de la grâce de l’avoir vue en cet état, de l’avoir vue hors d’elle-même avec des souffrances extrêmes, je l’ai vue se plaignant qu’elle ne voyait goutte pour écrire tant son âme était occupée au-dedans et dérobait ainsi aux sens les facultés nécessaires pour le service de cette âme. Je ne vois point de secrétaire du St Esprit plus assuré dedans l’Église hors de ceux que la foi nous propose, mais pour des âmes particulières il n’y a point de marque de fidélité et de soumission plus grandes que celles qui se remarquent en sa façon d’écrire, elle ne se sert point de son esprit, elle s’abstient d’écrire ce qu’elle doute être de Dieu, elle soumet le tout à son directeur très capable, elle n’écrit que dans l’impétuosité d’un esprit intérieur plus vite et plus fort que le sien qui n’ayant rien d’acquis ne mêle rien avec l’esprit DIVIN, bref c’est une merveille qui n’a rien de semblable."

A la différence de Mme Bruyère et de ses disciples, Marie Rousseau ne donnait pas son sein aux bébés (voire à un homme de trente ans...), mais, comme elle, elle matérialisait dans sa poitrine au moins au niveau des sensations le rôle "marial" qu'elle devait jouer sur la Terre. C'est ce qu'a relevé le père Houtin  quand il rapporte ces propos d'Olier : « Cette âme, toutes les fois quasi, au moins assez souvent, lorsque Dieu opère par moi au prochain, elle se sent tirée des mamelles, comme si c'était un petit enfant qui tirât du lait de sa mère. Elle se sent le sein enflé et son lait se répandre en moi qu'il lui semble que je dégorge après sur les personnes à qui je parle. »  

Pour bien le comprendre, il faut saisir que d'après cette mystique, elle "devient" littéralement la Vierge Marie, comme Olier devient Jésus, et cela se comprend à partir d'un autre extrait des écrits d'Olier qui indiquent à propos de Marie Rousseau : "Elle vit Notre Seigneur venir en moi et me changer en lui et vit encore la Sainte Vierge entrer en elle et la convertir toute en elle".

On peut se demander si Mme Bruyère en donnant ensuite généreusement le sein à ses disciples ne fait pas que pousser d'un pas de plus l'inspiration de Marie Rousseau (diabolique ou pas, on l'ignore, en tout cas, il y avait bien une production surnaturelle de lait). Cette thématique évidemment ouvre une réflexion intéressante sur la dimension sensorielle du mysticisme, notamment du mysticisme féminin. Peut-être une exploitation plus détaillée du volumineux journal de Marie Rousseau qui dort encore à la Bibliothèque Nationale de France nous en apprendrait-elle plus.

A côté de cette histoire qui relève d'un surnaturel probablement "positif" et exempt de mensonge et d'orgueil, en voici une beaucoup plus douteuse, du moins si l'on se fie au témoignage qui est parvenu jusqu'à nous.

En 1976, une romancière catholique (auteur entre autres d'un livre sur Saint Jérôme comme Régine Pernoud) Yvonne Chauffin et un prêtre de 62 ans docteur en théologie et ancien interne des hôpitaux se sont penchés sur la question de la lactation surnaturelle dans un livre, paru aux éditions Plon, " Le Tribunal du Merveilleux". Le chapitre de ce livre intitulé "La sainte Mamelle" (une fête ancienne - le 17 octobre jadis) a été écrit par Yvonne Chauffin. Il raconte comment, dans une communauté qui instruit 300 adolescente, une femme de 26 ans (appelée pour les besoins de la cause Mélanie, d'un tempérament un peu exalter, alla demander à la mère supérieure de l'allaiter. La religieuse hésite, sachant la chose matériellement impossible, puis accepte d'essayer. "Il n' y a pas de péché. On est entre femmes, écrit Yvonne Chauffin (p. 108). Tout est pur aux purs. La religieuse cède enfin. Elle s'assied, ferme les yeux, se met en prière, relève d'un geste maladroit sa guimpe blanche, dégrafe son corsage noir, en sort en tremblant son sein flasque et quinquagénaire, qu'aucune main n'a caressé, qu'aucune lèvre n'a approché. Mélanie devant elle à genoux, les yeux au ciel, approche goulûment sa bouche entr'ouverte. La montée de lait ne se fait pas du premier coup ! Ce serait trop beau ! Après deux ou trois jours d'efforts répétés, le miracle se produit ! Du sein virginal le lait ruisselle. Il en coule un filet crémeux aux commissures des lèvres de Mélanie."

La mère supérieure troublée se demande si elle doit espérer qu'il se renouvelle. Elle prie. A ce moment-là une lettre arrive d'un missionnaire au Japon, le père Bécourt qui dit connaître depuis longtemps les qualités spirituelles de Mélanie et encourage la supérieure à accepter humblement le phénomène. Et celui-ci se reproduit tandis que le père Bécourt meurt trois mois plus tard. Puis une sommité médicale canadienne qui aurait eu naguère le père Bécourt comme directeur spirituel recommande aussi de poursuivre dans cette voie et la supérieure se décide à écrire au pape. L'évêque dépêche un prêtre enquêteur. La supérieure avoue qu'elle ferme les yeux quand elle donne le lait et qu'elle n'a jamais rencontré ni le père Brécourt ni le médecin canadien. Il interroge Mélanie qui lui apparaît "revêche, mal fagotée, à la parole saccadée". Celle-ci avoue qu'elle avait avait auparavant aussi demandé la têtée à une militante de l'Action française, vieille fille du genre "jument militante syndicaliste" selon Y. Chauffin qui l'avait hébergée et par l'intermédiaire de laquelle elle avait connu la communauté religieuse et que cela n'avait rien donné. Quand il découvre que le docteur Bécourt et le médecin canadien n'ont jamais existé, le prêtre enquêteur comprend que les religieuses ont été bernées par Mélanie, dans la chambre de laquelle d'ailleurs des tubes de lait concentré ont été retrouvés.

Voilà donc deux histoires bien différentes sur l'héritage du rapport chrétien à la lactation.

En parcourant le Net, je vois aussi que Anselme de Gembloux (XIIe s) écrivit dans sa Continuatio chronigraphiae Sigiberti que dans Cambrai est une ville épiscopale très ancienne et très importante, se trouvait une cathédrale dédiée à la Vierge mère, et qui conservait "une boucle de sa chevelure et du lait de sa sainte mamelle".  Il y avait aussi, selon Guilbert de Nogent (1053-1124) du lait de la Vierge dans une colombe de cristal d'or à la cathédrale de Laon. 69 sanctuaires au XIIe siècle revendiquaient la possession de ce lait, dont Sainte-marie de Rocamadour, qui était , selon des clercs, fait en réalité de poudre provenant de la grotte de Bethléem.

L'universitaire suédois Hilding Kjellman (1885-1953) qui exploita le recueil de miracles anglo-normands dans le manuscrit 20 B XIV de l'ancien fonds Royal du Musée Britannique y a trouvé l'histoire de de  Fulbert,  évêque  de  Chartres (mort en 1028),  qui  fut guéri  par  le  lait  de  la  Sainte  Vierge.  Sur  son  lit  de  mort,  saint  Fulbert reçoit  la  visite  de  la  Vierge  ;  il  fut  rétabli  par  trois  gouttes  de  son  lait dont  elle  l'arrose  et  qu'il  conserve  ensuite  pieusement  dans  le  trésor de  l'église.  En  témoignage  de  sa  reconnaissance,  il  restaura  la  cathédrale de  Chartres. Guillaume de Malmesbury, qu'on a déjà évoqué à propos du Graal, a cité ce miracle dans sa Gesta Regum Anglorum, puis Albéric  des  Trois-Fontaines ( auteur d'une chronique universelle en latin de la Création à 1241),  qui  le place  en  1022, et en français dans dans le 21e poème de la collection anglo-normande d'Adgar.

Notre Dame ne se contente pas d'arroser, comme en témoigne l'histoire "d'un  moine  qui  souffrait  d'une  maladie terrible,  appelée  «  Equinancie  »,  sorte  de  chancre  qui  lui  avait  affecté le  cou.  Mourant  il  est  visité  par  la  Sainte  Vierge,  qui  invisible  à  tous les  assistants  lui  met  sa  mamelle  dans  la  bouche.  Il  en  suce  le  lait bienfaisant,  l'enflure  du  cou  disparaît  et  il  est  bientôt  tout  à  fait
bien portant."

Le chercheur a trouvé dans un autre document l'histoire de la guérison d'un  chancreux  combinée  dans  cette  rédaction  avec  la  vision du  champ  fleuri, après que Notre Dame eût mis son sein dans sa bouche.

Il existe aussi une histoire d'un  homme  qui  se  fait religieux  ;  il  passe  son  temps  à  des  prières  et  à  de  bonnes  œuvres,  et notamment  il  recommande  aux  riches  de  donner  de  leur  avoir  aux pauvres  et  aux  orphelins. Le  moine  appelle  lui-même  la  Vierge  qu'il  reçoit  seul. Elle  lui met  la  mamelle  dans  la  bouche  pour  qu'il  en  suce  le  lait qui le guérit.

Kjellman note que "Gautier  de  Coincy (1177-1236)  consacre  à  ce  même  sujet  un  deuxième  récit qui  représente  une  dernière  forme  des  miracles  traitant  ce thème.  Il s'agit  d'un  clerc  qui  s'était  livré  à  toutes  les  joies  du  monde  sans s'occuper  de  son  âme.  Il  tomba  malade,  perdit  connaissance  et  fut attaqué  d'une  horrible  frénésie.  Dans  sa  rage,  il  se  mangeait  la  langue et  les  lèvres  ;  sa  figure  devint  tellement  méconnaissable  que  personne n'osait  le  regarder.  La  Sainte  Vierge  lui  apparaît  cependant,  s'approche de  son  lit,  et  arrosant  de  son  lait  sa  bouche  et  sa  figure  elle le  guérit."

Ce  récit  se  trouve  dans  plusieurs  des  grandes  collections  latines. Paule V. Beterous, docteure ès-lettres, en 1975 après Kjellman les a catégorisés.

On voit bien que Bernard de Clairvaux (1090-1153), qui est né 62 ans après la mort de Fulbert, ne fut pas, selon la tradition, le premier à sucer la Sainte Mamelle, quoique dans son cas, l'originalité tient à ce que ce lait lui apporta le savoir et l'éloquence, et non la guérison, tout comme l'enseignement de Notre Dame apporta à Albert le Grand le savoir scolastique...

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