Sainte Thècle : de la Cilicie à Tarragone
J'ai déjà parlé sur ce blog de l'arrière-grand-père de ma grand-mère paternelle, Pedro Aguilar (1819-1881), franciscain de l'ordre tertiaire. Sa propre grand-mère Tecla Cañizar était décédée à Valjunquera (province de Teruel, dans le Bas-Aragon, à la limite de la Catalogne), en 1844, quand il avait 25 ans. Elle s'appelait donc Thècle, comme la compagne légendaire de Saint Paul, dont personnellement j'ai découvert l'existence dans les années 1990 en lisant "Le Renoncement à la Chair" de P. Brown. J'ai été surpris en l'apprenant car ce prénom était peu usité en France à la même époque. C'est un prénom qui fait miroiter l'Aragon avec la chrétienté d'Orient.
En lisant ce texte de Valentina Calzolari, de l'université de Genève, spécialiste de l'Arménie, The Legend of St Thecla in the Armenian Tradition from Asia Minor to Tarragona through Armenia on apprend comment la spiritualité autour de Thècle s'est nourrie d'un aller-retour avec la culture arménienne. L'article raconte en effet comment Les Actes de Paul et Thècle, qui narrent la vie de la première femme martyr chrétienne, texte syriaque du IIe siècle, ont été traduits en Arménie au début du Ve siècle (l'Arménie était chrétienne depuis le début du IVe siècle). Fauste de Byzance au Ve siècle, dans son Histoire de l'Arménie, fit de Sainte Thècle la gardienne de l'orthodoxie chrétienne face à l'arianisme (une hérésie de l'Arménie, inféodée à l'Empire romain) n'adopta jamais. Selon lui, en 378, quand l'empereur romain arien Flavius Valens (qui succéda à Julien l'Apostat et à Jovien) meurt, ce n'est pas entre les mains des Goths à la bataille d'Andrinople, mais tué par St Théodore et St Serge, sur ordre d'une assemblée de martyrs à l'initiative de Ste Thècle, ce dont un sophiste fut témoin en vision dans le sanctuaire de la sainte. Ste Thècle est ainsi érigée en protectrice du Crédo de Nicée.
Il semble que l'épisode renvoie au fait qu'il y avait un sanctuaire d'incubation dédié à Ste Thècle à Séleucie au sud de l'actuelle Turquie, où, selon La vie et les Miracles de Thècle du pseudo-Basile de Séleucie la sainte aurait vaincu le démon d'Athéna.
En 1320, Séleucie en Cilicie est dirigée par une dynastie arménienne car une communauté arménienne s'y était installée fuyant les seldjoukides. C'était un des ports où faisaient halte les marchands catalans sur le chemin de l'Orient. Grâce aux bonnes relations entre le roi arménien Oshin (4 lettres de lui sur la question sont gardées aux Archives générales de la Couronne d'Aragon à Barcelone, copie des authentiques) puis son fils Levon IV et le roi d'Aragon Jacques II, évoquent le transfert des reliques de Sainte-Thècle de Séleucie à Tarragone. Dans une lettre du 4 septembre 1319, Jacques II annonce l'arrivée prochaine en Cilicie de la mission diplomatique aragonaise, qui remettra des dons au roi arménien. Dans la seconde du même jour, il évoque la création récente de la cathédrale de Tarragone et demande pour elle des reliques "le corps de la bienheureuse Thècle ou une partie"... pourvue que c'en soit une assez grande. Le 4 décembre 1320 le roi signale que le bras de la sainte est arrivé à Valence, et précise qu'aucune autre partie de la sainte n'a été trouvée en Cilicie ni ailleurs dans le monde. La quatrième lettre averti le prévôt de Tarragone Raymond d'Avignon de l'intronisation des reliques à la cathédrale de la ville à la Pentecôte de 1321.
Au Ve siècle il n'y avait pas de reliques ou de tombe de Ste Thècle à Séleucie. Le pseudo-Basile dit d'ailleurs qu'elle n'est jamais morte. Comment en est-on venu, demande Valentina Calzolari, à ce bras comme relqiue ? Un manuscrit latin du XIV s. archivé à la cathédrale de Barcelone, De Sancta Tecla Virgine, fait état d'une légende arménienne traduite en latin par un notaire du roi Oshin, Nicolas de Ray. Cette légende tardive raconte que Ste Thècle poursuivie par ses agresseurs fut hébergée dans un rocher que Dieu ouvrit pour la sauver (ce qui correspond aussi à la tradition de Maaloula en Syrie). Puis quand le patriarche de Séleucie voulut une relique, un ange le conduisit dans les montagnes et l'avant bras droit de la sainte avec sa main apparut au milieu de parfums sublimes, et le bras fut placé dans une église grecque construite pour l'occasion.
Il existe à la cathédrale de Tarragone un retable sculpté par Johan Vallfogana entre 1426 et 1436 montrant l'apparition du bras à Séleucie.
L'importance de Sainte Thècle pour Tarragone s'illustre dans cet épisode de la vie de l'archevêque Pedro Clasquier (ou Pere de Clasqueri/Pedro de Clasquerin). Alors que le roi Pierre IV d'Aragon dit le Cérémonieux réclame la propriété de la ville de Tarragone, l'archevêque s'y oppose. Le souverain dépêche des hommes de troupes sous la direction de Don Raimond Alaman. L'archevêque excommunie les usurpateurs puis s'en va prier à la l'église dédiée à la sainte. Puis Sainte Thècle apparaît au roi, le gifle, il en tombe malade et, plein de repentir, restitue alors à l'archevêque sa ville et ses biens avant d'expirer. Pedro Clasqueri, qui fut aussi patriarche d'Antioche, mourut en 1380. Pedro IV décéda le 5 janvier 1387 (source : Histoire générale d'Espagne, traduite de Juan de Ferreras par d'Hermilly, Paris, 1751, t. 5,p. 529). Il semble que l'intervention de la sainte ait été postérieure à la mort de l'archevêque.
Saint Vincent Ferrer fit une allusion à cette gifle (1350-1419) dans une lettre au roi Martin l'humain (qui régna de 1396-1410), et sa mention la plus ancienne est dans la Chronique d'Aragon du cistercien Gauberto Fabricio de Vagad. On notera que dans le récit de Vagad qu'a restitué Eduard Juncosa Bonet de l'Universidad Complutense de Madrid, le roi d'Aragon dit seulement qu'une très belle "donzelle" le gifle et que les clercs autour de lui en déduisent que c'est Ste Thècle. Amadeo-J. Soberanas (en 1965), lui, date précisément l'apparition de la sainte du 29 décembre 1386, quand le roi est déjà malade, et précise qu'elle ne le gifle que parce que lui même a tenté de la blesser.
Même dans cette gifle, on voit encore en arrière-plan le thème de sa main droite. Déjà dabs La Vie et les Miracles de Thècle elle avait giflé en magistrat d'Antioche qui l'offensait.
Dans "El Triunfo Milagroso de la Omnipotencia, en la Vida, Martyrios, y Milagros de la Esclarecida Virgen, e Invicta Prothomartyr de las Mugeres, Santa Tecla Escrivele, y le dedica a la misma Santa el Padre Iayme Vilar de la Compañia de Iesus" / Jaime Vilar (1697) p. 162 et suiv on peut lire de longues conjectures sur la mort de Ste Thèce à 90 ans, alors qu'elle serait née en l'an 29. Il affirme que Saint Paul vint évangéliser l'Espagne en 61, ce qui pourrait être 14 ans après la mort de la sainte, si, au contraire, on retient qu'elle fut martyrisée à 18 ans (en 47). Saint Paul aurait lui-même présidé à l'érection de l'église de Tarragone. Il n'hésite pas non plus à parler (p. 173) d'un sépulcre de la sainte à Séleucie sur lequel Saint Grégoire de Nazanze se serait rendu en pèlerinage.
La liste des miracles de sainte Thècle en Aragon-Catalogne que répertorie Jaime Vilar, il y a l'apparition en 1644 à la prieure du couvent de Sainte Thècle de Valence de la sainte en compagnie de la défunte Doña Isabelle de Bourbon, première épouse du roi Philippe IV, toutes deux portant des colombes à la main. Thècle lui annonce que la reine consort a atteint le paradis après trois jours de purgatoire et que le roi gagnera la guerre qui l'oppose au roi de France (qui vient de prendre Lerida). L'archevêque recommanda le silence, jusqu'à ce que Philippe IV effectivement pût reprendre Flix, Monzon et Lerida.
Elle est aussi apparue à un prêtre de son église de Tarragone et à l'évêque pour leur reprocher d'autoriser un laïc à y être enterré (p. 198).
Le mérite de l'échec des opérations françaises contre Tarragone de 1641 et 1644 fut attribué à la sainte. En 1644 elle aurait atténué l'impact des boulets français, même dans sa propre église. Le commerçant Esteban Fontanet, qui avait subi deux sévères tempêtes en deux ans, le portant au bord de la faillite, dans ses allers-retours entre Tarragone et Barcelone, se sauva d'une troisième par l'invocation de Sainte Thècle (p. 232). En 1656 trois musiciens embarqués à Barcelone pour se rendre à la fête de la sainte à Tarragone furent capturés par des maures. Ceux-ci filaient vers la Côte des Barbaresques pour les y maintenir en esclavage mais les musiciens invoquèrent la sainte et la galère royale espagnole qui passait à proximité prit en chasse leur bateau de captivité et les libéra.
En 1652 le bras de la sainte transporté en procession sur les champs mit fin à la sècheresse à Tarragone (p. 237). A Torralba dans la province de Huesca, confrontés à la même sècherese, les habitants décidèrent d'envoyer une procession à l'église Sainte Thècle à Cervera (province de Saragosse) et obtinrent immédiatement la pluie. Le bras de Sainte Thècle à Tarragone rendit la vue à un prêtre aveugle depuis 16 ans (p. 244), ses "reliques" du couvent Sainte Thècle de Valence produisirent aussi des guérisons, un enfant d'Alcogujate (Cuenca en Castille) guérit de ses fractures après une neuvaine de ses parents dédiée à la protomartyre, etc.
Le souvenir de la sainte en Aragon est associé à un mélange de douceur et de rigueur.
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